Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
ptiteexterne.overblog.com

Adieu

25 Avril 2016 , Rédigé par Ptite_interne

Il y a des visages qu'on n'oublie pas facilement.


A la base elle était venue pour une pyélo. Ce n'était pas sa 1ère, elle a été hospitalisée il y a 3 mois pour la même raison.


Le truc, c'est qu'elle a une sténose de l'uretère- faut dire, un cancer du rectum, ça prend un peu de place, surtout quand les traitements ont été arrêtés - et que ça favorise pas mal les infections.
C'est pour ça qu'elle est hospitalisée, parce qu'il va falloir lui changer ses sondes double J et que c'est pas tout à fait une pyélo simplex qu'on peut laisser à la maison.


Elle est très élégante, c'est la 1ère chose que j'ai remarqué en la voyant - ça tranche tellement avec les autres patients. Impossible de deviner qu'elle est à la phase palliative de son cancer, qu'il lui bouffe tout l'intérieur du corps, la laissant totalement incontinente et humiliée de son état.


D'ailleurs on ne l'a pas su tout de suite. Elle parle très peu de ses problèmes de santé, pas plus qu'elle ne parle des douleurs anales terribles que lui cause le cancer. On ne parle pas de ces choses-là, jamais, et surtout on ne se plaint pas.


Petit à petit, quand même, elle s'ouvre. Elle réalise, doucement, que ses problèmes ne disparaitront pas simplement parce qu'elle n'en parle pas. Et qu'à l'hôpital on ne peut rien cacher : les aides-soignants qui font sa toilette la retrouvent souillée régulièrement, on remarque vite qu'elle peut à peine se lever et ses plateaux repartent à moitié plein.


Vu la densité des soins à proposer on lui propose un soins de suite pour qu'elle puisse se reposer avant de rentrer à la maison, ce qu'elle refuse catégoriquement. Elle est mariée, et son mari a besoin d'elle - on devine qu'il n'a plus toute sa tête, et que c'est elle qui gère tout à la maison.
Elle n'a plus les jambes, lui n'a plus la tête ; ils survivent comme ça.


Elle était souriante les 1ers jours. Fatiguée, mais souriante. Et puis elle n'a plus été que fatiguée. Fatiguée de l'hôpital, fatiguée de la maladie, fatiguée de tout.


Elle reste toujours aussi élégante, pourtant. Elle a de grands yeux de biche aux longs cils rêveurs, et on sent qu'elle a du être très belle dans sa jeunesse. Elle reste, d'ailleurs, une belle femme pour ses plus de 80 ans.


Un soir, alors que je suis de garde, je vais voir un vieux monsieur amené par son fils parce qu'il a de la fièvre et est confus. J'ai reconnu le nom mais n'y ai pas fait attention, ici il y a des homonymes partout, à croire qu'il y n'y a que 3 noms de famille dans cette région.


Je ne l'avais jamais vu, lui. Mais j'avais vu le fils, que je reconnais dans la salle d'attente. Et je me rappelle que les infirmières m'avaient raconté aux transmissions avoir fait descendre son mari parce qu'il avait de la fièvre et n'était pas bien.


Effectivement, il est complètement désorienté et ses propos ne sont pas toujours adaptés ni cohérents mais j'ai l'impression que ça ne date pas d'aujourd'hui, ce que me confirme le fils. Il a du venir vivre chez lui parce que son père ne s'en sort pas tout seul.


Il a simplement une infection pulmonaire, mais vu le contexte social on peut difficilement le faire rentrer. Il est donc hospitalisé dans le service - on a pensé le faire hospitaliser dans la même chambre que sa femme mais finalement c'était une idée de merde.


Ce que j'ai remarqué chez lui tout de suite, ce sont ses yeux. Son regard est absent comme celui des patients déments, mais il a des yeux d'un bleu extraordinaire. Il est grand, aussi, il se tient bien droit malgré son âge. Je me dis que lui aussi a du être bien beau dans sa jeunesse, et qu'ils devaient former un sacré couple.


Le lendemain, il est allé la voir. Je n'étais pas là mais les infirmières m'ont dit que ça avait été un moment très touchant, que c'était comme si ils avaient eu à nouveau 20 ans, et que le vide de son regard à lui avait disparu, pendant que son sourire à elle était revenu.


Je crois qu'elle a lâché prise à ce moment-là. Elle a arrêté de manger, elle a refusé de prendre ses médicaments, même ceux contre la douleur. Elle a demandé qu'on la laisse tranquille, et on a compris.


Elle est partie quelques jours plus tard.
Son fils n'a pas voulu qu'on l'annonce à son père. Je sais pas si on a bien fait, mais on a respecté sa décision.


C'est moi qui ai fait le certificat de décès. C'est donc moi qui suis allée constater qu'elle était bien morte.


Elle avait le teint cireux, la bouche grande ouverte, déjà un peu rigide. J'ai fermé ses grands yeux de biche, j'ai pensé à son mari, j'ai serré sa main et dit au revoir.


J'ai fait plein de certificats de décès au cours de ces 6 mois - le service a des lits identifiés soins palliatifs, et puis les vieux ça meurt - j'ai fini par m'y faire. C'est facile parce qu'ici la plupart des morts sont attendues, et concernent de vieilles personnes fatiguées par la vie qui souvent entrent pour mourir, ou parce qu'elles vont très mal et qu'à leur âge/vu leur état général on ne fera pas de réanimation ni de technique invasive.


On finit par s'y faire aux teints cireux, aux corps froids, rigides, aux bouches ouvertes impossibles à refermer, aux membres figés dans leur dernière position. Ca fait aussi partie du travail, de laisser partir.


N'empêche que des fois, il y a des visages qu'on a du mal à oublier.

Adieu
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
C
Nous ne nous y faisons jamais...<br /> Tu garderas en mémoire beaucoup de ces visages...<br /> Tu te souviendras des moments de partages, souvent très riches, avec ces belles personnes ( tu l'as si bien noté ) <br /> Laisser partir ne signifie pas nécessairement abandonner, nous pouvons accompagner aussi.<br /> Bravo pour ton histoire
Répondre
H
C'est exactement ca. Merci pour ce billet, ca fait se sentir moins seul. <3
Répondre
D
Ton billet est touchant. Très touchant...
Répondre